C’était Charvet, je crois. Il venait de quitter Moscato. Jean-Bouin lui semblait devenu très grand, un truc en double, l’ivresse des profondeurs peut-être… Le quidam le regardait avec envie, presqu’un regard amoureux, il le revoyait cheveux au vent, un soir de printemps, une année de bicentenaire, dans un Parc des Princes tout de rouge et noir vêtu. Cette course longue et déliée, les corsaires de la Rade aux trousses, mais rien ne pouvait rattraper le Carducien de Toulouse, seule la ligne de fond pouvait l’arrêter. Le fan, lui était un gamin aux taches de rousseur, venu avec son père, voir son 1er match de rugby, pour ce soir de finale qui sentait bon le sud, celui de Nougaro et de Mayol… Le môme est devenu un adulte aux tempes grises, mais dans ses yeux toujours ce même regard émerveillé et cette envie, celle de demander à Denis ce que son âme d’enfant avait vécu ce soir-là, cette découverte de l’émotion ovale…
"Dis Denis, ton 1er match de rugby, c’était quoi ? Ta première émotion, c’était qui ?" Peut-être que Charvet lui a répondu que c’était un match à Cahors, le bruit des crampons du pépé du Quercy, l’inébranlable Alfred Roques ou alors les arabesques enchanteresses de Jo Maso, le petit prince de L’Egassiairal et de Cassayet. On ne le saura jamais, peu importe d’ailleurs. À chacun sa propre perception, sa propre histoire. Aujourd’hui tous les jeunes fans peuvent voir à la télé chaque week-end leurs stars préférées alors que les plus de cinquante ans, au même âge, ne connaissaient pour seules représentations télévisuelles annuelles que les matchs du tournoi et la finale du championnat. Une autre époque, même le Minitel était de la science-fiction !
Pour tout bon amateur de rugby, il y avait le championnat à 80 clubs, les phases finales colorées, les tournées d’automne où les Blacks, les Boks ou les Australiens se rodaient en province devant des stades remplis avec des collégiens, heureux de rater des heures de cours, debout dans des pesages bondés. C’était aussi l’époque des matches de fédérale et ce rugby de clocher où tout un village se réunissait à 15h pour regarder ses héros locaux affrontant la rafale adverse pour un leadership toujours éphémère. Chacun trouve dans ce maelström ovale son émotion primaire et le joueur qui lui laissera des étoiles plein les yeux et qui restera son jedi pour la vie… On a tous ce souvenir personnel qui grave à jamais le logiciel de notre idéal rugbystique : un jeu d’avant à Béziers, des "noeuds pap" au Racing, une tortue à Musard, des attaques en espadrilles à Bayonne, du bruit et de la fureur à Toulon, un jeu de mains et de Toulousains, etc.
On se reconnaît dans ce joueur forcément sublime : les crochets de Cantoni, la force brute d’un Walter Spanghero, les rouflaquettes d'un JPR Williams, le casque d’or de Rives, Gareth Edwards ; le rugby fait homme, les courses de Blanco, les zig et les zag d’un Campese, la révolution Lomu, le pied de Wilkinson, la découverte Michalak, le caveman Chabal, McCaw flic ou voyou on hésite toujours, l’imperturbable Dupont ou le détestable Farrell et tant d’autres encore, surtout les inconnus de son équipe de cœur, tellement héros dans nos yeux d’enfant… Il n’y a pas de vérité, juste la vôtre et c’est tout ce qui reste. C’est juste là le plus important…