Les pays de l’Est sont de coutume de vrais pourvoyeurs de talents, c’est un fait. Surtout devant, où la rudesse des soldats natifs de l’ancien bloc soviétique est plus qu’appréciée dès lors que le jeu se durcit. Mieux, on ne compte aujourd’hui plus le nombre de piliers, Géorgiens surtout, ayant traversé les montagnes du Caucase ou la Transylvanie pour venir tenir les mêlées françaises. Pêle-mêle, les Nariashvili, Chilachava, Balan, Zirakashvili, Kakovin, Lazar, Kubriashvili, ou Gigashvili ont tous faits leurs preuves et plus encore dans l’Hexagone depuis plus de 10 ans. A ce titre, on citera l’aphorisme qui dit que chaque club professionnel français dispose de son ailier fidjien… et de son pilier géorgien. Et si le dicton fait un peu cliché, on notera que depuis la Coupe du Monde 2007, la France a été la première terre d’accueil des hommes de l’Est, puisque très friande de leurs qualités naturelles pour le combat et leur prix défiant toute concurrence.
Parmi eux, les Moldaves ne sont clairement pas les plus représentés, encore moins les plus médiatiques. A notre connaissance, on n’en compterait même que deux à avoir fait carrière dans l’un des grands championnats européens (Top 14, Premiership, Pro 14) : Vadim Cobilas et Dmitri Arhip. A 37 ans, le premier, solide droitier né en pleine Guerre Froide, cale toujours la mêlée de l’UBB avec son épais bandeau vissé sur le crâne. Le second, 120 kilos sur la balance et à la barbe rousse fournie, joue pour les Cardiff Blues depuis 2018, après avoir porté la tunique des Ospreys à près de 80 reprises en six saisons auparavant, dont 21 rencontres de Coupe d’Europe. Du solide quoi !
Et puis il y eut l’avènement de la relève, incarnée par Christian Ojovan et Gheorghe Gajion. On ne sait pas si les recruteurs cantalien parlent le slave ou le daco-roumain, mais les deux ont entamé leur carrière professionnelle en France du côté d’Aurillac. Si le plus jeune (24 ans) fut l’une des révélations de la saison du côté de Clermont, le second est un animal que les Rouges et Bleus dégotèrent des Ospreys lors de la dernière intersaison. Un monstre de 1m90 pour 130kg, titulaire dès son arrivée à Jean-Alric et auteur de 11 feuilles de match la saison dernière ; bilan contrasté par une vilaine blessure à l’épaule qui le teint éloigné des terrains durant près de 5 mois.
La France, terre pas tout à fait inconnue
L’homme est charpenté, sa mâchoire proéminente, la coupe de cheveux militaire ; il possède des cuisseaux épais comme un tronc d’arbre et à peu près les même bras que Thor. Dans le jargon rugbystique, on appelle ça un « beau poulagasse » comme dirait Matthieu Lartot. Son surnom parle d’ailleurs pour lui et bizarrement, ne semble jamais avoir été aussi bien porté. A ce sujet, Stéphane Labrousse, ancien coach de Trélissac, se souvenait pour La Montagne à l’annonce de l’arrivée de Gajion en Pro D2 : « Nous, on l'avait eu un peu par hasard. J’avais vu passer son CV et des vidéos de lui et sur le coup j'avais été impressionné. J'ai de suite appelé mon président et je lui ai dit : « là, on a attrapé un phénomène, pour pas dire une bestiole. » »
A l’époque en Fédérale 2, le club Dordognais ne sait pas par quelle tour de magie il parvient à attirer dans ses filets un gabarit aussi gigantesque, mais il le fait. Et voit arriver un colosse de 23 ans qui en paraît 10 de plus dans la banlieue de Périgueux. De la Transnystrie au Périgord, il n’y a finalement qu’un pas… « Quand il a débarqué en Fédérale 2, il a fait des ravages et a fini meilleur marqueur, renchérissait le technicien. C’est une force de la nature ».
Avec ses prouesses, le môme tout juste arrivé de Rovigo (Italie) aide le SAT à accéder à l’échelon supérieur, avec qui il inscrira pas moins de dix essais en deux saisons, jouant même une finale de Fédérale 1 en 2018 perdue face à Lavaur. Dans l’antichambre du rugby professionnel, la Bête de l’Est ne passe évidemment pas inaperçue, là où son physique d’ogre bodybuildé détonne à côte des autres. Si bien que deux jours après la finale du Jean-Prat et l’épopée trélissacoise, Gajion débarquait à quelque 1000 kilomètres de là, au Pays de Galles, dans la ville portuaire de Swansea, terre d’accueil de la franchise des.. Ospreys ! Son mentor n’avait pas été étonné par l’énorme tremplin qui l’attendait. « Même si on était très content de l'avoir eu en Fédérale 2 et pour deux saisons de Fédérale 1, c’est dommage qu'un entraîneur ne soit pas venu le chercher avant. Quand les Ospreys sont venus le chercher, je n'ai pas été surpris », révélait Labrousse.
La dure loi du monde professionnel
Oui mais voilà, l’histoire semblait trop belle pour ce jeune né l’année de la chute du bloc soviétique, dans un pays tiraillé entre ses affiliations avec la Roumanie à l’Ouest et l’Ukraine au Nord. Pas forcément l’endroit le plus propice pour se préparer à une carrière de professionnelle dans le rugby, surtout lorsque l’on sait que ce petit pays d'Europe orientale de 3,6 millions d'habitants, pas vraiment réputé pour sa tradition rugbystique, compte seulement 2500 licenciés…
Tout juste arrivé au Liberty Stadium, l’ancien pensionnaire de la Fédérale a la lourde charge de marcher dans les pas de Dmitri Arhip, pilier titulaire et premier moldave de l’histoire de la franchise, parti à l’intersaison pour la capitale galloise. A l’arrivée de son cadet, ce dernier lui prédisait d’ailleurs de belles choses sur le site du club. « A notre poste, la chose principale requise est la force, et il est extrêmement fort. Quand les Ospreys lui auront donné la maîtrise de celle-ci et la technique nécessaire, je n’ai aucun doute sur le fait qu’il prendra ses marques assez rapidement ».
Comme beaucoup, Arhip se disait qu’avec ses capacités naturelles, Gajion ne pourrait que réussir même à un tel niveau de compétition. Mais les blessures sont venues compliquer l’affaire. La préparation estivale pas encore terminée, le pilier de 25 ans se blessait gravement pour six mois. Pas idéal comme entrée en matière. Si bien qu’à son retour, le mastodonte n’exprimera finalement ses impressionnantes qualités de punch et de vitesse presque que sous les maillot des Bridgend Ravens, sorte de réserve attitrée de la franchise d’Alun Wyn Jones, évoluant dans le championnat domestique gallois.
Là encore, sa force démentielle marque les esprits autant que les adversaires. Pour l’anecdote, avec un record établit à 230 kilos au développé couché, le Moldave serait aujourd’hui le rugbyman professionnel le plus fort du monde. Pour vous donner un ordre d’idée, le « Tongan Thor » des Reds Taniela Tupou (1m78 pour 132 kilos) ne pousse lui « que » 200 kilos sur le banc. Dément. Outre-Manche, on lui reproche néanmoins parfois sa tenue en mêlée, tout en puissance mais pour le moins dénuée de technique. Face au métier des vieux routiers du circuit national et européen, cela ne pardonne pas. Son aventure française, à un niveau moindre, lui avait déjà lancé ses premiers avertissements.
Là (en mêlée), c'était un peu plus compliqué, même s'il n'y a pas beaucoup de joueurs qui l'ont mis à mal parce qu'avec sa force, il arrivait à s'en sortir. Il faut savoir que nous, on n'avait pas d'assistant mêlée et on faisait comme on pouvait, en s'entraînant trois fois par semaine. - Mots de l’ancien entraîneur de Trélissac.
Bon an, mal an, et si la force ne fait pas tout, Gajion fera quand même une douzaine de feuilles sous les couleurs des Ospreys en deux saisons, dont une rencontre titulaire en Challenge Cup.
Aurillac, le tremplin définitif ?
Finalement, ce (grand) garçon intelligent, polyglotte de surcroix (il parle moldave, italien, français, bien l’anglais et un peu le gallois), a donc choisi de revenir à son plus bel amour : la France. Satisfaisant à chacune de ses apparitions, sa masse et sa puissance conviennent parfaitement au pack aurillacois, qui s’appuie énormément dessus. Une belle opportunité pour celui qui marchait encore sur la Fédérale 2 quatre ans avant son arrivée, et qui pourrait prochainement devenir l’une des attractions de l’antichambre du Top 14, si les blessures le laissaient tranquille. A condition qu’il s’aguerrisse encore sur les fondamentaux. « La Pro D2, c'est la suite logique pour lui, même si je pense qu'il a perdu quelques années, abondait Stéphane Labrousse pour La Montagne.
Il va falloir le faire bosser, mais dans le boulot, il est très sérieux. Il a dû encore progresser aux Ospreys. Si en mêlée il tient le choc, ça peut faire un gros titulaire. Peut être même un phénomène de la Pro D2. »
Avant lui, d’autres monstres physiques au parcours atypique comme Uini Atonio (1m96 pour 144 kilos) ou Karl Tu’inukuafe (1m82 pour 135 kilos) se sont déjà servis de la très formatrice deuxième division française pour exploser ensuite au plus au niveau. Et pour la Bête de l’Est, quoi de mieux que les montagnes du Cantal pour y arriver ?
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