C’est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. En filigrane de la célèbre tirade du regretté Charles Aznavour, se cache en fait le rugby d’antan, et ses moeurs pour le moins virils. A la fin des années 80, sous les coups de butoir incessants du dirigeant français Albert Ferrasse et la pression subie par les caciques mondiaux de ce jeu, la balle ovale est en passe de tutoyer -enfin- le professionnalisme. Avec en ligne de mire la première coupe du Monde prévue aux Antipodes lors de l’été 1987. A l’époque, la médiatisation du rugby français ne dépasse guère les frontières de l’Hexagone, les Bleus d’Eric Champ font partie de l’élite mondiale et l’ovalie n’est encore que trop souvent considérée par la majorité des parents comme ce sport d’hommes trop violent pour y inscrire leurs enfants, en dépit des valeurs, intemporelles, qu’il véhicule déjà.
« Le rugby français, je l’aime. C’est le rugby le plus brutal qu’il m’ait été donné de disputer, lançait l’année dernière et dans une aparté qui lancerait notre papier du jour l’ancienne terreur des Springboks Bakkies Botha, au Midi Olympique. La semaine dernière, un ami m’a envoyé sur Whatsapp un article d’un journal gallois : le journaliste y classait de 1 à 10 les joueurs les plus violents de l’histoire. J’étais neuvième ! (rires) Devant moi, il n’y avait que Jerry Collins et des avants français des années 80 ! Eux portaient la moustache, de gros bandeaux autour des oreilles… Ils avaient toujours l’œil fermé par un cocard… Ils ne pouvaient rien voir… C’était dingue… Vous savez quoi ? J’aurais rêvé de jouer dans le championnat de France des années 80 ! C’était terrible. Si tu prenais un coup, tu devais le rendre. Aujourd’hui, les choses ont changé. On quitte le terrain pour un œil au beurre noir… » Quoiqu'un brin nostalgique, les propos de celui que l’on surnommait « l’exécuteur » sonnent creux. Ils vous classent un jeu, un homme, une institution. Mais si la rudesse du rugby français a prouvé ses lettres de noblesse notamment au son des coups de casque des Estève, Cholley, Paparemborde, Vaquerin, Ondarts et on en passe, elle n’a sans doute jamais atteint les sommets du 15 novembre 1986.
Un match au ton guerrier
Ce jour-là, à Nantes, dans un stade de la Beaujoire quasi-comble et qui accueille un match du XV de France seulement pour la deuxième fois de son histoire, les Tricolores reçoivent les All Blacks de John Kirwan. Tout ça dans le cadre du second test de la tournée automnale de ces derniers sur le Vieux-Continent, pour lequel les locaux sont remontés à bloc. Une semaine plus tôt, au Stadium de Toulouse, les ouailles de Jacques Fouroux ont en effet été facilement écrasés 19 à 7 par les hommes en noir, supérieurs à bien des égards. « Le petit Caporal », connu pour son impulsivité et son côté excentrique, l’a alors mauvaise comme la totalité des joueurs français. Très mauvaise même. Et vous allez voir que le remarquable meneur de troupes n’a alors jamais aussi bien porté son surnom. Les défaits du samedi précédent, réunis en Loire-Atlantique dès le mercredi après-midi après s’être ressourcé auprès de leurs familles, vont alors - s’il le fallait encore - faire la rencontre intime de l’irascible caractère de leur sélectionneur et ancien capitaine. « Nantes 1986, c’est la victoire d’un seul homme : Jacques Fouroux. (…) En fait on a vécu l’enfer pendant une semaine, révélait l’un des centres de l’époque, Denis Charvet, pour Rugby365. Il a senti que la rébellion passait par le combat et il a été très dur cette semaine-là ; très, très dur, exigeant comme jamais il ne l’avait été et avec des mots marquants, des entrainements très physiques… Donc on s’est retrouvé à l’approche du match dans une situation que nous n’avions jamais connue avant. C’était comme si nous allions jouer une finale de Coupe du monde. »
Durant cette « semaine sainte » si l’on puis dire, saucisson, vin rouge et fromage sont bannis par « Jacques Courroux ». Les uns en prennent pour leur grade, tandis que les autres sont harcelés de vidéo sur un magnétoscope ancestral pour leur faire toucher du doigt les lacunes affichées lors du week-end précédent. En vase-clos, sans aucune déclaration dans la presse, on promet la guerre aux All Blacks. A quelques minutes du coup d’envoi, alors que l’échauffement est exceptionnellement fait dans les vestiaires et à l’abri des regards, l’ancien demi de mêlée file des coups de tronche à tout le monde, évoque des mots poignants et selon la légende, se fait casser le nez par un Philippe Sella un brin trop enthousiaste. Certains pleurent, d’autres ont la rage perceptible dans les yeux quand les uniques contemplateurs n’ont à ce niveau-là pas besoin de recevoir les coups pour être mis à température. Au moment de rentrer sur la pelouse de la Beaujoire, les Néo-Zélandais ne sont pas au courant de ce qui se trame. Ils vont vite être mis dans l’ambiance. Alors qu’ils effectuent leur traditionnel haka, Eric Champ, en furie, s’avance encore et encore vers le cercle maori, suivi de ce pas par le groupe français, dans ce qui constituera le premier affront bleu au ‘Kamate’, bien avant les célèbres défiances de 2007 et 2011 en Coupe du Monde. « Une manière de leur dire qu’on allait être bien présents cette fois », expliquait Serge Blanco 30 ans plus tard pour Le Parisien.
Sur le terrain, un pugilat
Sur le pré, le spectacle est d’une violence inouïe. Les impacts crissent dans le ciel nantais, les rucks ressemblent à un combat de cornes et qu’on se le dise, il ne vaut mieux pas laisser trainer ses mains, ni quoi que ce soit du reste son corps, d’ailleurs. Sur le coup d’envoi, un deuxième ligne kiwi prend la foudre à la retombée, tandis que tout le pack français ou presque lui passe dessus une fois au sol. « John Kirwan a réussi un seul cadrage débordement et aussitôt trois potes l'ont découpé, abondait celui qui était l’arrière des Bleus ce jour-là. Quand il s'est relevé, les trois étaient déjà debout et le regardaient... Ça donne à réfléchir à un type, quand ça lui tombe dessus. » Pourtant, au milieu d’une troupe néo-zélandaise pas vraiment préparée à un tel combat, un homme, comme souvent, va jouer le rôle du fier chevalier blanc. Wayne Shelford, dit « Buck », a fait ses débuts avec les All Blacks une semaine plus tôt, après déjà quelques années de bons et loyaux services avec les Maoris. Lui ? C’est un valeureux guerrier d’alors 28 ans, fils du terroir, troisième ligne extrêmement dur au mal et doté d’un gabarit pour le moins généreux pour l’époque (1m89 pour 107kg). Celui qui mènera les hommes à la fougère direction leur premier titre de champion du monde l’année suivante, et dont il sera le capitaine à 14 reprises en 22 sélections, pour une seule défaite. Face aux Bleus justement, en ce mois de novembre 86.
Shelford donc, qui a oeuvré pour l’apprentissage du haka aux joueurs non-maoris du pays, va tenter de semer la révolte chez les siens face à une équipe de France qui les prit à la gorge d’emblée. Mal lui en a pris. Très tôt dans la partie, il sera châtié par son vis à vis Laurent Rodriguez, « l’un des plus féroces adversaires qu’il ait eut à affronter », selon ses propres mots. Au bout de vingt minutes, salement amoché, Buck était déjà mis sur le côté par les soigneurs à son chevet, avant de re-rentrer puis de faire sa sortie définitive avant l’heure de jeu, commotionné. Bilan? Quatre dents cassées, le scrotum déchiré, quinze points de suture et une couille ballante. Autant vous dire qu’il ne valait mieux pas porter un maillot noir ce jour-là…
Accusations et postérité
Ce match de tournée, véritable guerre de tranchées remportée finalement 16 à 3 par les Français, fut si âpre qu’il fut finalement surnommé « la bataille de Nantes », emportant avec lui l’un des plus célèbres surnoms de l’histoire de ce sport pour une simple rencontre dite « amicale ».« Vingt ans après, confiera Denis Charvet à quasi-prescription, je me retrouvais en Nouvelle-Zélande et j’ai rencontré Umaga et d’autres joueurs de légende qui me parlaient encore de Nantes ! C’est un match qui les a marqués au fer rouge de manière incroyable ». Evidemment, comme un tel niveau d’agressivité pouvait l’engendrer et un tel affront pour les Blacks le laisser imaginer, cette rencontre fut bien sûr pointée du doigt par la presse néo-zélandaise (à raison), dénonçant un quasi-règlement de comptes, des contrats sur la tête de certains de ses joueurs et une hargne au delà de l’acceptable. « Oui, nous avons mis des bourre-pifs. Mais non, il n'y a pas eu de contrat », coupa court Serge Blanco toujours pour le journal détenu par le groupe LVMH, fin 2016.

La principale victime de ce combat de légende, lui, alla même plus loin dans les incriminations. «Quand je suis sorti du tunnel et que je les ai vus, j'ai regardé les yeux des joueurs et leurs yeux ne disaient pas qu'ils allaient disputer un match contre les All Blacks. Leurs yeux disaient qu'ils avaient pris quelque chose, mais je ne pouvais pas le prouver», accusa l'ancien capitaine des All Blacks au micro de Radio New Zealand. A sa décharge, il est vrai que, jamais, l’on avait vu ni ne revit le troisième ligne kiwi secoué et marqué de la sorte. Et si ses accusations et leur valeur véridique ne demeurent encore aujourd’hui que purs sophismes, il est difficile de contrecarrer les avances de l’ancien médecin du XV de France, selon qui c’est à la suite de ce match que les amphétamines furent officiellement interdites et considérées comme dopantes…
Finale 87, la revanche des Blacks
Paradoxalement, c’est ce coup de force des Bleus qui, selon les dires de beaucoup, leur fit perdre la finale de la coupe du Monde 1987, disputée à l’Eden Park dans un stade acquis naturellement à la cause des NZ. Le trait semble - une nouvelle fois - un peu poussé à l’extrême, quand on sait les plumes que laissèrent les Français lors de la demi-finale de Sydney remportée face à l’Australie sur le fil une semaine plus tôt. En suivant, Jacques Fourroux, encore auteur d’un coup de maître et de bluff face aux Wallabies, tenta la même esbroufe qu’au Concord Stadium et ses dunes d’herbe, mais dans l’antre Auckland, le gourou des Bleus s’était cette fois trompé. Après pareille bataille, ses hommes n’avaient plus rien dans le moteur et la finale, en guise de revanche, ne laissa place à aucun suspens. Moins d’un an après Nantes, les organisateurs du Mondial n’avaient rien oublié de l’humiliation et des traces physiques et morales laissées par leur dernière confrontation avec la France.
Des Néo-Zélandais supérieurs dans tous les compartiments du jeu et cette fois au moins aussi agressifs que leurs opposants, terrassèrent donc les tricolores 29 à 9 grâce notamment à trois essais de Jones, Kirk et Kirwan, sans qu’il n’y ait pour le coup rien à redire. De ces années rugueuses au possible, il restera néanmoins côté français, en dépit du trophée Webb-Ellis, une légende plus ou moins glorieuse mais bel et bien historique, qu’imagera Denis Charvet dans cette ultime tirade : « Nous, on a Waterloo, eux (les NZ), c’est Nantes! »